Radio Pleine Lune est une émission de radio féministe née à la fin des années 1970, qui émet hebdomadairement pendant vingt ans sur les ondes de Radio Zones. Les Archives contestataires conservent les archives de cette émission, sous la forme d'environ 300 cassettes audio, à présent numérisées, versées par trois anciennes animatrices de l'émission : Viviane Gonik, Isabelle Graf-Junod et Alda de Giorgi. Les émissions sont décrites et accessibles à l'écoute via l'inventaire du fonds Radio Pleine Lune. Cette mémoire sonore constitue un accès privilégié aux préoccupations militantes et aux intérêts des féministes issues de la deuxième vague genevoise, notamment actives au sein du Mouvement de Libération des Femmes. Ce texte a été rédigé à l'occasion d'une table ronde sur les archives sonores lors de la Journée internationale des archives audio-visuelles du 27 octobre 2021.
« La Pleine Lune, radio de femmes 101 FM », s.d. Fonds du Mouvement de libération des femmes, Genève.
Le mouvement social issu des contestations de 1968-69 entre, à la fin des années 1970, dans une phase de déclin. Cet essoufflement n'épargne pas le Mouvement de Libération des Femmes de Genève, intensément actif depuis 1971. Les actions et événements politiques diminuent, les militantes se fragmentent en groupes de travail et désertent les assemblées, et le mouvement peine à recruter. C'est aussi un moment de transition où la contestation féministe change de forme. En effet, à la fin des années 1970, le Conseil fédéral s’attelle enfin aux revendications féministes et commence à se préoccuper des questions de discriminations. De leur côté les cantons financent petit à petit l'ouverture des Bureaux de l'égalité. Des femmes intègrent les parlements et des commissions féminines sont mises en place dans les partis politiques et les syndicats. C'est pendant cette période du début des années 1980 qu'émerge à Genève un « réseau de service et d'organisations s'adressant directement aux femmes » (Villiger, 2005) – réseau plus ou moins issu de cette fragmentation du MLF en une multiplicité de groupes de travail spécialisés. Cette fragmentation donne naissance à différents organismes – dont certains existent toujours aujourd'hui – tels que le Dispensaire des femmes, la librairie L'Inédite, F-Information, le Comité contre le viol (qui deviendra Viol Secours), Solidarité femmes en détresse, etc.
Mais au-delà de cet éclatement en petits groupes, le MLF traverse également une crise interne. Cette « crise du mouvement », problématisée dans un document de discussion au MLF cité par Carole Villiger (et que nous n'avons pas pu retrouver dans nos collections), est causée par des divergences sur différents sujets. Premièrement, la tendance, au sein du Centre femmes, à prioriser un fonctionnement type « groupe de conscience », avec comme conséquence une difficulté à avoir des débats politiques et une tendance à un repli sur les individues : « quand on parle du mouvement, on s'entend répliquer "parle de toi"... ». Autre point de désaccord, le rapport à la politique institutionnelle, divergence relatée dans un article du journal Tout va bien(n°36) intitulé « Féminisme, on change de vitesse » qui donne notamment la parole à quelques femmes du MLF. L'enquête désigne des divisions « entre une tendance "politique", qui a des objectifs socialistes précis, et une tendance "radicale", pour laquelle seule la lutte féministe importe ». Selon les journalistes, ces « radicales » sont les membres du groupe L'Insoumise (du nom du journal éponyme qu'elles publient entre 1975 et 1978), qui « prônent un refus du système [et] incitent à prendre du fric à l'État pour vivre à l'aise ». C'est dans ce contexte d'éclatement et d’essoufflement du Mouvement de libération des femmes de Genève que Radio Pleine Lune voit le jour.
L’Insoumise, Genève : Groupe «salaire contre le travail ménager», 1975-1978.
Ce sont ces femmes du groupe L'Insoumise qui sont à l'origine de l'émission Radio Pleine Lune. Elles sont pour la plupart issues du groupe Salaire au travail ménager (appelé aussi Collectif pour/contre le salaire ménager selon les époques), un groupe du MLF de tendance marxiste qui travaille sur la question du rôle des femmes et du travail ménager comme reproduction de la force de travail. Un historique du groupe est relaté dans le document « Brève histoire du groupe Salaire au travail ménager » (1977) provenant du fonds Viviane Gonik. Elles sont aussi « issues de l'extrême gauche autonome », proches du mouvement squat genevois (selon l'expression de Viviane Gonik, une des animatrice, dans un entretien réalisé avec elle en 2021). À la fin des années 1970, elles traduisent les travaux de Mariarosa Dalla Costa, Selma James, Silvia Federici, ou encore des brochures, comme par exemple L'Échappée belle, qui soutient la désobéissance civile. C'est ce groupe, rejoint par quelques autres femmes, qui est à l'origine de l'émission Radio Pleine Lune.
Affiche « Manchette », 1976. Fonds Tout va bien.
En 1976, dans la veine du mouvement des radios libres qui gagne l'Europe entière, Radio Pirate 101 défie le monopole d'Etat en diffusant six émissions pirates sur un rayon de 40 kilomètres entre Genève et la France. Radio Pirate 101 se veut une radio « de contre-information » en lien avec les luttes locales. Ses animateur·ice·s improvisé·e·s « [veulent] s'emparer de tout, de la radio, de la musique, de la ville » (Tout va bien, été 1976). Malgré des moyens répressifs importants, les pirates, qui risquent des amendes voire un an de prison, ne sont pas découvert·e·s ni inquété·e·s. Dans la dernière émission, un animateur, grisé par cette brève expérience, appelle les auditeur·ice·s à se saisir de cette technologie :
... Les deux semaines d'émission ne pouvaient être qu'un ballon d'essai. On l'a vécu, ça marche. Alors on s'arrête provisoirement. Pour casser ce vase clos, il y a deux moyens : multiplier les émetteurs, et mettre au point une combine pour que chacun puisse passer sa cassette sur les ondes. Ah, l'idée folle, imaginez une chiée d'émetteurs à Genève où tout le monde exprime ce qu'il pense. Expliquons à tous comment monter un émetteur. [...] Qui ira le premier en Italie où l'achat de tout ce matériel est autorisé ? (Écouter l'extrait)
Cette expérience positive a sans doute inspiré le groupe L'Insoumise, qui, rejoint par quelques autres femmes, décide en 1979 de se lancer dans la radio. L'historique de cette aventure est relaté par Viviane Gonik dans la dernière émission de Radio Pleine Lune (écouter l'extrait). Le groupe achète effectivement un petit émetteur en Italie et consacrent l'année 1980 à faire des tests pour émettre à Genève. Les ondes FM passant de haut en bas, c'est en altitude, c'est à dire sur le Salève, qu'elles tentent de diffuser un bruit blanc que d'autres femmes en ville essayent de repérer pour vérifier la portée du signal. Radio Pleine Lune est créé et diffuse cinq émissions pirates pendant l'année 1981 – les soirs de pleine lune, en référence au cycle menstruel mais également pour simplifier la tâche aux auditeur·ice·s : « ah, c'est la pleine lune! » (comme le dit un des jingle de l'émission). Ces cinq émissions pirates sont systématiquement brouillées par les PTT. Cette première période préfigure nombreuses des thématiques qui seront abordées sur les ondes de la Pleine Lune pendant les années à venir : contestation du pouvoir médical, santé des femmes et mouvement self-help ; mobilisations féministes ; lesbianisme politique ; travail des femmes... Les flyers des cinq premières émissions pirates qui se trouvent ci-dessous proviennent du fonds Ariel Herbez :
« Le Cabinet du Docteur Pissot », émission du 5 février 1981.
« 8 mars émission spéciale journée internationale des femmes », émission du 8 mars 1981.
« Sappho revient : Cosette ou la vraie vie d’une lesbienne sans famille», émission du 8 avril 1981.
« La santé pour les femmes, la santé par les femmes », émission du 19 mai 1981.
« Des femmes prostituées racontent », émission du 24 juin 1981.
La libéralisation de la bande FM était une promesse de campagne de François Mitterand, lui-même inculpé avec Laurent Fabius pour infraction au monopole d’État de la radiodiffusion dans l’affaire de Radio Riposte. Après l’élection du candidat socialiste, le brouillage est pratiquement abandonné en France. Un groupe de genevois·e·s saisissent l'occasion pour fonder une station à Ferney-Voltaire (FR) et ainsi émettre à Genève : c'est le début de Radio Zones, qui souhaite créer un espace de parole pour ceux qui ne l'ont jamais. Les femmes de Radio Pleine Lune possèdent l'émetteur, elles jouent donc un rôle prédominant dans cette aventure, et s'octroient le mercredi qui devient le jour des femmes. Les premiers mois, l'émetteur est installé chez une connaissance et les émissions sont pré-enregistrées. Puis un studio est monté à Ferney-Voltaire (FR), ce qui leur permet de faire du direct. Radio Pleine Lune est diffusée hebdomadairement à 18h15 pendant environ 3h sur les ondes de Radio Zones, à partir de novembre 1981 jusqu'au 15 décembre 1999.
Photographie provenant du fonds Viviane Gonik.
Née du constat de la sous-représentation médiatique des femmes, Radio Pleine Lune donne la parole à des femmes en lutte dans différents secteurs et témoigne des actions et mobilisations locales. Selon Viviane Gonik dans un entretien réalisé avec elle : « Radio Pleine Lune voulait rendre la parole aux femmes et montrer leur rôle, leur place dans l'histoire des événements et dans les productions culturelles. À l'inverse de l'hymne du MLF qui dit que les femmes n'ont pas de passé, Radio Pleine Lune montre que l'histoire des femmes existe bel et bien mais qu'elle a été effacée ». L'émission aborde des thèmes variés, très souvent en lien avec les luttes menées par les féministes du MLF : la santé et la critique du pouvoir médical ; les violences sexuelles et sexistes ; le travail de reproduction à travers la question du salaire ménager, le travail du sexe ; le lesbianisme politique ; la solidarité internationale…, etc.
La question de l'information, ou de la contre-information, est un enjeu qui motive ces précurseuses d'une nouvelle radio. D'ailleurs un bulletin d'information introduit chaque émission, pendant les vingts années de diffusion. Il s'agit d'un des trois bulletins produit par Radio Zones, celui du mercredi, et il est strictement réservé à l'actualité des femmes. Voilà l'exemple d'un bulletin de juin 1982 (écouter l'extrait). Viviane Gonik écrit en 1989 qu'il s'agit aussi de « retrouver qui sont, dans ce qu'on nous raconte, les véritables protagonistes » :
Dans la présentation des informations, nous laissons une place importante aux « faits divers ». Car si les femmes sont souvent absentes de la grande Politique et des grands événements, les faits divers leur donnent la part du lion. Et à travers ces événements se dessine une histoire de femmes. Femmes violées, assassinées par leur mari/amant, se suicidant avec leurs enfants, accidentées dans leur maison... Mis ensemble ces faits divers laissent apparaître un fait social.
Ce rapport à l'information et ce regard porté sur l'actualité ne va pas de soi. Dans un courrier provenant du fonds Radio Pleine Lune, les animatrices s'adressent au comité de rédaction des bulletins de Radio Zones, auquel elles refusent de participer, préférant s'épargner « de débattre à l'intérieur du comité de l'ensemble des infos », et refusant d'être « la section femme du comité de rédaction », à l'instar des commissions femmes dans les organisations mixtes. Cette tension est explicitée de manière approfondie dans le courrier, qui fait quatre pages.
Les animatrices donnent aussi « beaucoup de place à la culture de femmes », notamment dans le choix des musiques, mais aussi avec des présentations de livres écrit par des femmes, la fameuse chronique cinématographique d'Éponine Azelma qui pose un regard de femme sur des films à l'affiche, des émissions entièrement musicales, ou des reportages dans des festivals de musique, notamment La Bâtie.
Selon un tract de 1984 qui présente l'émission et convie à une réunion au Centre femmes, les femmes qui composent l'équipe de Radio Pleine Lune sont « toutes bénévoles, toutes avec un travail, presque toutes avec un enfant ». Le groupe fonctionne à géométrie variable, avec beaucoup d'allées et venues et trois ou quatre personnes formant un noyau dur pendant les vingt années d'émission. À partir de 1986, Radio Pleine Lune partage les ondes avec Ménage-toi, une émission produite par la Fondation du Collège du Travail et réalisée par Marianne Aerni, Alda de Giorgi, Catherine Hess et Jacqueline Berenstein-Wavre. Au début de l'année 1988, l'émission Ménage-toi s'arrête et cède sa place à Remue-ménage, produite par Marianne Aerni et Catherine Hess. C'est alors que naît Ondes femmes, titre générique donné à la radio des femmes du mercredi. De 1990 à 1992, Claire Sagnières et d'autres femmes du groupe lesbien Vanille-fraise réalisent Radio Canicule, le « quart d'heure lesbien » diffusé une semaine sur deux sur la plage horaire de Radio Pleine Lune, dont l'archive complète est numérisée et disponible sur le site clit007.ch.
« Ondes femmes », 1988. Fonds du Mouvement de libération des femmes.
Tract « Ménage-toi », fonds Radio Pleine Lune.
À la fin des années 1980, beaucoup de femmes engagées dans le mouvement trouvent des débouchés professionnels et l'institutionnalisation de celui-ci se confirme définitivement. De plus, plusieurs des animatrices partent mener des luttes à l'étranger, notamment au Nicaragua et en Palestine. L'émission, qui à ses débuts visibilisait les actions menées par les militantes du mouvement, prend progressivement un tournant plus culturel et donne la place à des récits de vie long format. Selon le communiqué co-écrit par Viviane Gonik et Catherine Hess pour annoncer la fin des activités de Ondes femmes, à la fin des années 1990, la représentation des femmes dans les médias a beaucoup évolué et la mission initiale de l'émission est globalement atteinte dans les médias hégémoniques ; en 20 ans, les femmes ont accédé au paysage médiatique. Les animatrices décident d'arrêter Radio Pleine Lune le 15 décembre 1999, et de clore ainsi vingt ans d'activités radiophoniques dans une émission où elles convient de nombreuses personnes qui avaient participé à l'émission : Martine Chaponnière, Alda de Giorgi, Rina Nissim, Annette Zimmermann...
En 2016, l'historienne Ingrid Hayes posait la question « Quel usage des sources radiophoniques en histoire sociale ? ». Laissons les animatrices de Radio Pleine Lune lui répondre, avec un extrait d'émission de 1985, où elles s'adressent au journal Tout va bien qui critique Radio Zones, accusant ses animateur·ice·s de « parler pour parler »:
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Cette page a été réalisée grâce au soutien aux Projets de transformation des entreprises culturelles de la République et canton de Genève.
Elle s'inscrit dans le cadre du programme de description et de numérisation des archives de Radio pleine lune, un programme soutenu par Memoriav, la Loterie romande et la Fondation Leenaards.