Dans le cadre de notre programme 2022 Écologies: quelles histoires? nous publions les contributions d'étudiantes et d'étudiants du séminaire de master dirigé par Véronique Stenger autour des premiers cartons traités du fonds Lucile Hanouz.
Syndicaliste à la Confédération française démocratique du travail (CFDT) du Pays de Gex (France), Lucile Hanouz s'engage aux côtés des employé.e.s du Centre européen de recherche nucléaire (CERN), qu'il s'agisse de défendre les conditions de travail des ouvriers construisant les anneaux, de la grève des mécaniciens ou encore des questions de radioprotection. Cette activité l'amène à nouer des liens du côté suisse de la frontière. Elle est co-auteur de l'ouvrage La Quadrature du CERN: essai indisciplinaire paru en 1984 aux Éditions d'en bas (Lausanne). Elle travaille ensuite au Syndicat interprofessionnel des travailleurs (SIT) qu'elle quitte pour fonder un autre syndicat, Espace S, qui organise principalement des travailleuses et travailleurs des secteur du nettoyage. Lucile Hanouz a également été impliquée dans des associations environnementalistes visant à préserver le Pays de Gex de l'urbanisation et des pollutions diverses et à dénoncer l'impact environnemental des activités du CERN.
En 2021, Lucile Hanouz a déposé ses archives militantes aux Archives contestataires. Il s'agit d'un riche ensemble de documents, actuellement en cours d'inventaire, couvrant toutes les facettes de l'activité syndicale et écologique de Lucile Hanouz.
Dans le cadre d'un séminaire de master dirigé par Véronique Stenger, des étudiantes et étudiants du Département d'histoire générale de l'Université de Genève ont pu se confronter à trois séries de documents issus de ce fonds. D'abord, une série de document concernant les nombreux conflits collectifs qui ont eu lieu au CERN dans les années 1970 à 1990. Une autre série de documents concerne des conflits individuels entre des travailleuses et travailleurs, souvent engagés par des entreprises sous-traitantes. Ces conflits individuels recouvrent des question de santé au travail, particulièrement délicate dans le cadre d'installations nucléaires. Un dernier ensemble de documents comprend des actes juridiques et leurs annexes produits dans le cadre de plusieurs procédure d'opposition à des travaux d'extension des installations du CERN. Menées par des associations locales et des habitantes et habitants du Pays de Gex, appuyées par des organisations d'importance nationale, elles ressemblent aux procédures juridiques menées contre l'implantation d'un surgénérateur à Creys-Malville dans le département de l'Isère, procédures dont nous conservons d'importantes traces dans le fonds de l'Association pour l'Appel de Genève (APAG).
Les étudiantes et étudiants de Véronique Stenger ont travaillé en groupe sur ces dossiers pour produire deux articles et un podcast que nous proposons ici à la lecture et à l'écoute.
Ces travaux constituent les premières approches du fonds Lucile Hanouz: ils ont été réalisés alors que l'inventaire était encore en cours et les documents n'avaient jamais été vus par d'autres historiennes ou historiens auparavant. A la lecture et à l'écoute de ces travaux, on comprend comment les luttes concrètes autour des conditions de travail, de la santé environnementale et de la santé au travail ont nourri la position critique développée dans La Quadrature du CERN. Pour les auteurs du livre, en effet, le CERN ne réalise pas les principes humanistes et pacifistes qui ont présidés à sa création. L'organisation internationale ne contribue pas non plus au développement économique local, contrairement à ce qu'affirment ses dirigeants. Au contraire, elle privilégie des formes de travail précarisées et tient peu compte des réalités écologiques locales. Les luttes auxquelles Lucile Hanouz a pris part et dont elle a conservé les traces montrent que ces critiques étaient fondées.
Ces archives, et ces trois premiers travaux, ouvrent également sur une dimension encore mal étudiée de l'histoire transnationale. Loin du grand récit des organisations internationales, on voit se déployer dans ces sources toutes sortes de stratégie de contournement de la part des employeurs. Les entreprises sous-traitantes sont tantôt domiciliées en Suisse, tantôt en France selon les conditions les plus favorables aux employeurs en termes de protection sociale, de droit du travail, etc. A ces stratégies transfrontalières, s'ajoute la position de la direction du CERN qui utilise plus ou moins adroitement son statut d'organisation internationale vis-à-vis de syndicats locaux. Enfin, ces mêmes syndicats doivent chercher les voies d'une collaboration au-delà des traditions nationales face à des patrons qui jouent à saute-frontière.
Renaud Boder et Audrey Corino explorent dans ce podcast la question des conditions de travail des travailleuses et travailleurs de la construction et du nettoyage et des conflits qui ont surgi tout au long de l'existence du CERN. Si l'existence d'une grève de mécaniciens intérimaires en 1978 était connue (voir la brochure reproduite ci-dessous), il s'avère à la lecture des archives que les conflits ont été bien plus nombreux. Audrey Corino et Renaud Boder en proposent ici une chronologie et une judicieuse tentative d'interprétation. Le podcast tire parti d'un enregistrement sonore qui figurait dans le fonds Lucile Hanouz et dans lequel on entend plusieurs des auteurs de La Quadrature du CERN présenter leur ouvrage (voir ci-dessous).
Nisrine El-Hsissen et Luana Pidoux ont examiné des dossiers de conflits individuels. Ces sont des dossiers suivis par Lucile Hanouz dans le cadre de son action syndicale et conservé par elle jusqu'à leur dépôt aux Archives contestataires. S'il est difficile de savoir à quel point ils sont représentatifs des pratiques du CERN et de ses sous-traitants, les éléments mis au jour par Nisrine El-Hsissen et Luana Pidoux convergent avec la bibliographie existante sur le recours à la sous-traitance dans l'industrie nucléaire et notamment les travaux de Marie Ghis Malfilatre et Annie Thebaud-Monny.
Suzanne Drouet, Maximilian Gassmann et Céline Clémence Belina ont examiné les modalités de la contestation des extensions successives des infrastructures du CERN et en particulier des collisionneurs de patricules, ces vastes anneaux souterrains dans lesquels sont conduites d'importantes expérimentations. La contestation des infrastructures est un champ de recherches encore peu développé (on peut cependant noter les travaux en cours de Nicolas Chachereau sur les infrastructures pétrolières ou un récent numéro de la revue Tracés) et à ce titre, la contribution des trois étudiant.es revête une importance particulière.
Les contestations des extensions du CERN pourraient s'inscrire dans une vaste histoire des luttes contre les infrastructures industrielles allant des luttes contre la construction des centrales nucléaires aux luttes contre les sites d'enfouissement comme celui projeté à Bure dans la Meuse, en passant par la longue lutte contre la ligne à grande vitesse Lyon-Turin ou celle contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes.
Drouet, Gassman et Belina se sont particulièrement demandé comment ces luttes s'articulaient avec les questions de santé au travail. Les archives de Lucile Hanouz se prêtaient bien à ce questionnement puisque cette dernière a déployé une activité dans les deux secteurs. Les auteurs notent en conclusion que: «Alors que dans les années 1980, les mouvements anti-LEP avaient des contacts et des interactions fréquentes, leur action n’était pas coordonnée avec d’un côté les associations écologistes tentant de défendre la santé environnementale, et de l’autre les organisations syndicales mettant l’accent sur la santé au travail. Après Tchernobyl, et alors que le contrôle indépendant des émissions radioactives s’organise, les acteurs de la contestation anti-collisionneurs changent de tactique pour mobiliser l’opinion publique française et suisse contre l’activité et les pratiques du CERN.»
Avant le versement du fonds Lucille Hanouz, les conflits collectifs au CERN étaient connus par une brochure de 1978 relative à la grève des mécaniciens intérimaires. Elle présente de façon très synthétique les enjeux et les acteurs et c'est pourquoi nous la proposons ici à la lecture. Pour le reste, les collections des Archives contestataires sont très riches en ce qui concerne les luttes anti-nucléaires. On s'en convaincra en examinant la liste des publications conservées dans notre bibliothèque ou encore les inventaires des fonds de Contratom ou de l'Association pour l'Appel de Genève.