Le 23 novembre 1968, à Saint-Moritz dans les Grisons, le maçon italien Attilio Tonola est frappé à mort par trois ouvriers suisses. Tonola a la malchance de croiser un groupe d'hommes ivres qui l'interpellent: «Tschau Tschinggeli», une expression intraduisible (quelque chose comme «rital, petit rital»), fortement dépréciative et stigmatisante visant spécifiquement les ressortissants italiens. Tonola répond à la provocation et les trois hommes lui brisent le nez, lui écrasent la gorge et s'enfuient en laissant leur victime à l'abri d'un garage, par cinq degrés au-dessous de zéro. Le décès est constaté peu après.
Un ouvrier du bâtiment zurichois, musicien amateur, a composé et enregistré une chanson à la mémoire d'Attlio Tonola.
La presse suisse est remarquablement discrète sur ce meurtre. Elle relaie en revanche la propagande xénophobe de James Schwarzenbach, qui vient d'être élu au Conseil national sur le liste de l'Action nationale (1967) et lance de la première initiative «contre la surpopulation étrangère» (1968).
En Italie et dans la communauté italienne en Suisse, les réactions sont vives. Dans une note du 10 décembre 1968, le secrétaire général du Département des affaires étrangère, Pierre Micheli, relève que:
En particulier, la mort de l'ouvrier italien à St. Moritz, il y a une quinzaine de jours, qui avait été attaqué par trois Suisses a soulevé un grand émoi en Italie et dans la communauté italienne en Suisse. L'Ambassadeur d'Italie me remet l'aide-mémoire ci-joint. II pense qu'un geste de la part de la Suisse serait de nature à calmer les esprits. II demande si Ie Conseil fédéral ne pourrait pas faire une déclaration déplorant cette agression et appelant la population suisse à se conduire correctement vis-a-vis des ouvriers étrangers; il suggère également qu'une réparation morale soit allouée à la famille. (L'ouvrier assassiné laisse une femme et quatre petits enfants.)
(Documents diplomatiques 32837)
L'ambassadeur d'Italie, dans son mémorandum, dresse une liste d'actes xénophobes antérieurs de moindre gravité:
Depuis quelques temps, on enregistre en Suisse des épisodes d'intolérance envers les citoyens italiens. Qu'il suffise de citer à titre de pur exemple, la discrimination dont ils font l'objet au Café Rio de Zurich; le déplaisant épisode survenu dans la localité de Därligen où, le premier août, trois de nos jeunes ouvriers, à la suite d'une dénonciation anonyme, ont été insultés et menacés par la population locale; l'épisode pareillement regrettable survenu dans la nuit du 21 au 22 avril dans la localité de Keinstein, Argovie, au cours duquel l'italien Adamo Franchina a été touché par un coup de feu tiré sur lui par un citoyen suisse. Ces épisodes n'avaient cependant pas encore un caractère de grande gravité. Le meurtre brutal de l'ouvrier Attilio Tonolla [sic], survenu il y a quelques jours à Saint Moritz pose désormais le problème sous un angle extrêmement grave. [...] Il s'agit en effet du meurtre d'un honnête travailleur, père de quatre enfants, qui, aux yeux de ses assassins avait le seul défaut d'être italien.
(Documents diplomatiques 33791)
Le meurtre d'Attilio Tonola prend une tournure plus politique au moment du procès des meurtriers. Le 11 mars 1969, en effet, le Tribunal cantonal de Coire requalifie l'assassinat en rixe. Cette requalification a une conséquence matérielle: la famille du défunt ne recevra aucune indemnité de la part de l'assurance, dans la mesure où il s'agit, aux yeux de la justice, d'une bagarre qui a mal tourné. La faiblesse de la condamnation au regard du caractère raciste du crime révolte des groupes militants genevois. Ainsi, l'éphémère Comité d'action pour l'émigration appelle-t-il, pour le 27 mars 1969, à une manifestation par le tract suivant:
La manifestation réunit entre 100 et 200 personnes, ce qui permet au Journal de Genève d'ironiser sur le nombre de policiers présents, plus nombreux que les manifestants. De fait, la manifestation fait l'objet d'un long récit policier que l'on peut trouver dans plusieurs fiches de police de militant·e·s (Fonds 045 CA et archives Sergio Agustoni) et qui attribue l'organisation du rassemblement à un consortium réunissant «anarchistes», «castristes» et «communistes pro-chinois».
Cette manifestation semble constituer la matrice d'un mouvement ultérieur autour des conditions de surexploitation de la main-d'oeuvre immigrée en Suisse. Le tract reproduit ci-dessus contient par exemple un grand nombre de thèmes (surexploitation, droits politiques, division des travailleurs) qui seront développés ensuite tout au long des années 1970. Dans le document d'analyse de la grève des ouvriers saisonniers de l'entreprise Murer (avril 1970), le Mouvement socialiste révolutionnaire fait de cette manifestation le point de départ d'une tentative d'intervention politique dans les baraques (logements d'une partie des ouvriers saisonniers):
Après la manifestation contre le jugement de Coire (27 mars 1969) et les incidents du 1er Mai 69 ont éclaté un certain nombre de contradictions qui se sont repercutés dans la CLI. On y remit en question d'abord la paix du travail et le mot d'ordre d'entrisme dans les syndicats suisses. On discuta ensuite de la relance des luttes ouvrières en Suisse, à partir des conditions de surexploitation d'une partie de l'immigration [...] Au début de l'automne 69, le premiers militants du groupe des baraques arrêtèrent deux principes d'action: une enquête sur les conditions de travail et de vie, ainsi que des éléments de conscience politique des saisonniers, et la perspective d'organisation de comité de baraques en tant qu'instrument de lutte et de politisation, à partir de ces conditions d'existence.
L'historien Mattia Pelli, dans l'ouvrage qu'il consacre au militant tessinois Sergio Agustoni et au courant autonome en Suisse, partage cette analyse. La manifestation du 27 mars 1960 constitue, explique-t-il, un point d'accélération de l'engagement militant d'Agustoni, arrivé à Genève en 1967 pour étudier la sociologie. Elle constitue également le début de la surveillance policière du jeune homme.
Pour la romancière Anne Cunéo, le «jugement de Coire» a été un des éléments déclencheurs de l'écriture de son ouvrage La Vermine (CEDIPS, 1970), comme elle l'explique dans cet entretien pour la Télévision suisse romande:
Anne Cunéo revient sur le contexte qui a provoqué l'écriture de ce texte dans la magnifique postface à sa réédition (Campiche, 2008) que l'on peut lire sur le site de l'éditeur. En conclusion de cette postface, elle souligne:
Pendant toutes ces années, il s’est régulièrement trouvé des lecteurs pour me parler de La Vermine, et ce sont ces lecteurs qui m’ont encouragée à rééditer ce petit roman. Ce n’est pas avec plaisir que je l’ai remis en forme, plus de trente-cinq ans après sa première parution. J’aurais préféré que l’état du monde le rende inutile, et même qu’il permette qu’on l’oublie.
Aux Archives contestataires (entre autres):
Bibliographie et autres ressources: