«Nous n'allons vous interrompre que le temps d'un avortement par aspiration.» C'est par ces mots que des membres des Mouvements de libération des femmes de différents lieux en Suisse interrompent la cérémonie d'ouverture du congrès tenu du 17 au 19 janvier 1975 sous le titre «La Suisse et l'année internationale de la femme».
Affiche de l'anticongrès des femmes, 42x33cm., s.l., 1975. Archives contestataires, Fonds du Mouvement de libération des femmes - Genève, CH-002049-8a MLF-GE-S3-SS42-D28-P20
L'Organisation des Nations Unies ayant décrété 1975 «année de la femme», un congrès est organisé à Berne par les organisations féminines traditionnelles rassemblées au sein de la «Communauté de travail La Suise et l'année internationale de la femme».
Placé sous le patronage de représentant·es des élites économiques suisses, comme le directeur général de la Banque nationale Leo Schürmann, ce congrès officiel est vu par les Mouvements de libération des femmes comme une provocation. «Nous savons, écrivent des membres des MLF de Suisse, que dans ce congrès, le point de vue des mouvements de libration féministes n'est pas représenté. C'est pourquoi nous nous réunissons pour exprimer des opinions plus féministes et plus radicales.» Elles décident donc d'une part de manifester leur présence en interrompant brièvement la séance d'ouverture, mais également d'organiser un anticongrès dans la banlieue de Berne.
Texte prononcé durant l'interruption de la séance d'ouverture du congrès officiel. Archives contestataires, Fonds du Mouvement de libération des femmes - Genève, CH-002049-8a MLF-GE-S4-SS11 (versement complémentaire).
De fait, le programme du congrès officiel passe largement à côté des questions brûlantes du moment. Alors que l'Assemble fédérale discute de la dépénalisation de l'avortement, aucun des débats du congrès n'est consacré à cette question, mais une «tasse de thé avec nos parlementaires» est prévue le samedi 18 janvier à 15h30. Alors que la crise horlogère provoque les premières vagues de licenciements frappants prioritairement des travailleuses, les questions liées au travail des femmes sont abordées de façon particulièrement euphémisée, comme dans l'exposé d'une psychologue zurichoise intitulé «Plan de vie à long terme» (vendredi 17 janvier à 16h30).
Seules concessions apparentes au mouvement des femmes, la projection du film Frauen gemeinsam sind stark et sa discussion avec l'artiste Lilo König ainsi qu'un spectacle, intitulé Libera Te, présenté par un «groupe autonome de femmes neuchâteloises».
Détail de la brochure de programme du congrès officiel avec les sponsors de la manifestation. Archives contestataires, Fonds du Mouvement de libération des femmes - Genève, CH-002049-8a MLF-GE-S4-SS11 (versement complémentaire).
Comme le note l'historienne Renate Schär, «l'anticongrès a été un succès sur plusieurs plans.» D'abord parce que les MLF de différentes régions de Suisse ont organisé l'événement ensemble, assumant collectivement un rapport conflictuel avec les organisations féminines traditionnelles. Ensuite parce que l'anticongrès a été très fréquenté. Enfin, toujours selon, Renate Schär, parce que cet événement est parvenu à mettre la question de l'avortement au centre de l'attention médiatique, modifiant l'agenda politique.
Dans la presse de la Nouvelle gauche, l'anticongrès permet également de donner une visibilité accrue au mouvement. Dans son numéro 107 de février 1975, La Brèche, bimensuel de la Ligure Marxiste Révolutionnaire accueille l'initiative avec enthousiasme: «Près de 2000 personnes à l'anti-congrès des MLF! [...] À elle seule l'audience qu'a connue ce weekend est révélatrice de l'existencer et de la croissance des différents mouvements de libération de la femme [sic] en Suisse. Quand on connaît le silence observé par le mouvement ouvrier sur ce thème jusqu'à ces tout derniers temps, la chose apparaît comme d'autant plus nouvelle et importante.» Après avoir reproduit le manifeste de l'anticongrès, Tout va bien: mensuel suisse de contre-information et de lutte, dans son numéro 18, donne la plume à une rédactrice anonyme (tous les articles de cette période sont anonymes) qui tire un bilan du congrès et de l'anticongrès:
Ce congrès [officiel] a été à l'image de la réalité actuelle et du niveau de conscience de la majorité des femmes suisses. C'était sa force et sa faiblesse. L'anti-congrès visait plus loin, vers un avenir à construire: rayonnement d'une pensée utopique qui ouvre de nouveaux possibles. Germes d'une autre société, de nouveaux bonheurs. C'était aussi le congrès des jeunes. Le fossé entre les âges des deux congrès était frappant. Détermination des femmes de l'anti-congrès à faire table rase de toutes les oppressions et servitudes dont la vie de nos grand-mères et de nos mères étaient marquées. Conviction aussi que face à la froideur technocratique et à la planification de nos vies par les états-majors des multinationales, l'appel à l'égalité n'est pas suffisant [...]
Tout va bien consacrera également un dossier au mouvement des femmes dans son numéro suivant (19, mars 1975) avec une introduction du Groupe femmes de Tout va bien. Rupture pour le communisme dans son numéro 15 de juin 1975 consacre un article à corriger «quelques concepts politiques erronés sur la question des femmes» en réalisant le tour de force de ne pas du tout mentionner l'anticongrès dans un papier de quatre colonnes... Après avoir critiqué l'enthousiasme de la Ligue Marxiste Révolutionnaire, le rédacteur ou la rédactrice de Rupture défend la thèse traditionnelle selon laquelle «le mouvement féminin n'existe pas comme ça, en soi, à côté de l'affrontement de classe» (p. 7-8). Mars 1976, tout de suite après l'anticongrès, paraît encore le premier numéro du Bulletin d'information, de Femmes en lutte, un groupe issu de Rupture pour le communisme. Ici non plus, pas de mention de l'anticongrès, mais un appel à l'engagement des femmes dans les luttes syndicales, une ouverture sur la place des femmes dans les «pays qui luttent pour leur libération» et une position très proche de celle des femmes de l'anticongrès sur la question de l'avortement.
En dépit du succès de l'anticongrès, le mouvement des femmes ne se dotera pas, comme le note Sarah Kiani, de structure nationales pérennes, notamment parce qu'une telle structuration n'est pas souhaitée par certaines composantes du mouvement. Il n'en demeure pas moins que l'anti-congrès de 1975 fait la démonstration d'une capacité d'agir conjointement sur des questions, comme l'avortement, qui nécessitent une action au niveau national. Ce mode d'organisation en réseau plutôt que selon une structure verticale fait droit à l'hétérogénéité assumée du mouvement des femmes. Là où le congrès officiel veut représenter, selon l'expression retenue par l'Organisation des Nations Unies, la femme au singulier comme une entité homogène, immuable et essentialisée, le mouvement des femmes affiche publiquement sa pluralité et la diversité des positions que le constituent.